Le découplage : progrès local, mirage global
Ce tableau montre 25 pays ayant augmenté leur PIB tout en réduisant leurs émissions de CO2 entre 2005 et 2019. Le message subliminal envoyé est: “le découplage fonctionne, le problème climatique est en voie de résolution, suivez l’exemple.”
Voici pourquoi ce graphique raconte une histoire plus qu’il ne décrit une réalité...
1. Le graphique sélectionne uniquement les « gagnants »
Il ne montre pas un phénomène global, mais une sélection des rares pays qui sont parvenus à la fois à croitre économiquement tout en faisant baisser leurs émissions.
Sur près de 200 pays, 25 sont ici mis en vitrine. Hormis la Jamaïque et le Salvador, tous sont riches, tertiarisés, déjà électrifiés, et largement désindustrialisés.
Extrapoler une tendance mondiale à partir de ces exemples reviendrait à conclure que « le chômage a disparu » parce que 25 entreprises recrutent. Leur décarbonation a d’ailleurs jusqu’ici principalement consisté à éliminer des sources simples à mettre en œuvre: centrales au charbon remplacées par du gaz, fermeture d’industries lourdes…
Le souci est que cette décarbonation va désormais devoir toucher des domaines et des acteurs possédant beaucoup moins d’alternatives, des émissions plus diffuses (petites industries, agriculteurs) ou encore les modes de vie des citoyens eux-mêmes (transport, logement). Ce qui risque d’être difficile à coordonner dans l’harmonie…
2. Des pays représentant une faible part des émissions
Les 25 pays présents dans le graphique cumulent environ 8 à 10 % des émissions mondiales. Pendant ce temps :
Chine : +90 % des émissions depuis 2005
Asie du Sud-Est, Moyen-Orient, Afrique : +50 à +200 %
Émissions globales : +16 %
La véritable transition énergétique et la décarbonation ne sont en réalité déjà plus en notre pouvoir. Elles sont entre les mains de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique.
Et ils vont brûler autant de charbon, de pétrole et de gaz qu’ils le souhaitent. Ou du moins qu’ils le pourront se le permettre.
Et à part innover pour rendre des technologies bas carbone économiquement viables, nous ne pouvons rien faire pour les en empêcher…
3. Émissions territoriales vs émissions consommées
C’est le point le plus important. Our World in Data indique que les émissions sont « ajustées pour le commerce », mais les chiffres utilisés reposent sur les émissions territoriales, non sur l’empreinte carbone réelle. Dès que l’on intègre les émissions incorporées dans les biens importés, la baisse se révèle bien moins spectaculaire.
En France, par exemple, les émissions importées représentent aujourd’hui 56 % de l’empreinte carbone, contre 43 % en 1990… Une bonne part de notre “progrès climatique” repose ainsi sur une externalisation de la pollution.
Car si nos émissions baissent, c’est surtout parce que nous avons cessé de produire ce que nous consommons... .
Le Royaume-Uni illustre parfaitement ce phénomène. La baisse spectaculaire de ses émissions territoriales vient d’abord de la fermeture de ses aciéries, pas de ses besoins ; du démantèlement de ses usines, pas d’une baisse de sa consommation ; et de la délocalisation industrielle, pas d’un verdissement accéléré.
Les émissions territoriales chutent, mais les émissions importées augmentent.
L’Irlande, l’Allemagne, Chypre ou le Danemark sont présentés comme des exemples, alors que leur empreinte carbone par habitant figure parmi les plus élevées du monde.
Plusieurs études concluent que le découplage affiché par certains pays riches relève en réalité le plus souvent d’une illusion comptable. Dès qu’on tient compte du commerce, des chaînes de valeur globales, des émissions importées, le vernis se fissure.
Autrement dit : une part essentielle de la baisse “observée” n’est pas une réduction — c’est un déménagement. Le carbone ne disparaît pas : il change d’adresse. Et le graphique de WorldinData masque habilement cette réalité structurelle.
4. Un découplage lié à des facteurs guère reproductibles
Beaucoup des pays listés doivent leur baisse d’émissions à divers facteurs:
Changement de mix énergétique déjà achevé (passage du charbon au gaz)
Effondrement industriel et externalisation productive
Démographie stagnante ou décroissante
On ne peut pas extrapoler ces trajectoires à la Chine, à l’Inde ou à l’Afrique…
Le CO₂ dans l’atmosphère résulte des émissions cumulées, pas des trajectoires relatives d’une poignée de pays riches. Or les émissions mondiales ne cessent d’augmenter, ainsi que la concentration atmosphérique (426 ppm en 2025).
Les projections de l’AIE, qui a réintroduit cette année le Current Policies Scenario (CPS), en vient enfin à reconnaitre que la petite musique “découplons dans la joie et la prospérité” ne résiste guère à l’examen des faits - et que la hausse ne vient pas de nous.
Le cœur du problème est là : un pays peut-il réellement se développer, réduire ses émissions sans externaliser sa pollution ?
Une étude d’envergure conclue au fait que 11 pays dans le monde ont ces dernières années effectivement obtenu un découplage absolu, mais les taux de réduction obtenus sont en réalité très faibles : la moyenne est d’environ 1,6 % de réduction annuelle des émissions entre 2013-2019. Très faibles mais également beaucoup trop lents pour être compatibles avec une trajectoire de hausse à 1,5 °C...
5. L’illusion que « la mécanique est en marche »
C’est un biais narratif très répandu : les progrès des pays riches seraient le signe avant-coureur d’un basculement planétaire. Mais, il faudrait surtout avant reconnaitre que :
la demande en énergie augmente plus vite que le déploiement bas-carbone,
le charbon, le gaz et le pétrole ont atteint un record historique en 2024.
86 % de l’énergie primaire mondiale reste d’origine fossile — chiffre devenu difficile à maquiller depuis l’adoption de la nouvelle méthodologie du Statistical Review of World Energy.
Le concept de « découplage » recouvre en réalité une pluralité de définitions qui complique les comparaisons et la pertinence même du concept. Mais cette confusion ne change rien à la conclusion essentielle de ce qui précède: malgré les discours et les graphiques réconfortants, la transition énergétique mondiale reste à peine amorcée.
Cela ne suggère pas que la croissance économique est nécessairement incompatible avec la réduction des émissions... Cela signifie surtout que le découplage local ne compense pas l’empilement global..











Bonjour Charles,
Excellent post.
J’ajouterai ceci
1- L’accord de Paris est une fumisterie, car il ne coordonne pas du tout les politiques des pays émetteurs
2- La part des importations augmente du fait de la désindustrialisation, notamment en Europe, donc les émissions de carbone importées augmentent ! Double peine !
3- Les émissions exportées en Chine sont très faibles dans le total des émissions, moins de 20%, je crois (à vérifier)
4- le mix énergétique de la Chine se transforme très vite maintenant
5- La clef du découplage en France (sans influence mondiale) réside dans l’aval, pas la production d’électricité : transfert des usages gaz et pétrole vers l’élec : mais pourquoi se fatiguer et s’appauvrir… ?
Amicalement,
JF